CHAPITRE V

Le Président Lloyd Hicho leva la main. Son visage s’éclaira d’un sourire. Il dit d’une voix ferme, sur un ton d’allégresse :

— Je suis heureux de pouvoir enfin vous annoncer une bonne nouvelle.

Les passagers du Bellérophon, réunis à nouveau dans la salle de spectacle de l’immense astronef, vivaient dans l’attente – et aussi dans une certaine angoisse – depuis plus de vingt-quatre heures.

Il y eut un murmure de satisfaction. Les visages crispés se détendirent. Une femme cria : « Bravo ! »

Hicho reprit :

— Cette bonne nouvelle, je viens de l’apprendre de l’état-major de l’équipage, qui m’a prié de vous la transmettre. Après un labeur sans relâche, il est parvenu à fixer avec la plus extrême précision le moment où nous sortirons sans aucun risque de l’hyper-espace – c’est-à-dire l’endroit précis de la galaxie où s’effectuera cette opération. Elle aura lieu dans deux heures. N’étant pas technicien, je n’entrerai pas dans des détails qui d’ailleurs ne vous diraient pas grand-chose. Je me contenterai de vous indiquer que cet endroit se trouve quelque part dans la constellation des Éperviers. Là, les astronautes pourront faire le point sans difficulté particulière et préparer les opérations de retour. Elles seront longues, et purement routinières, et nous n’atteindrons pas la Terre avant une douzaine de jours. Mais tout se passera dans les conditions de sécurité les plus absolues.

« Je puis en outre vous faire part maintenant d’un fait que l’on vous a caché jusqu’ici parce qu’il n’aurait fait que vous effrayer davantage. L’amiral Hornet, sans doute par suite des efforts quasi surhumains qu’il a accomplis pendant deux ans, a été pris d’un malaise subit au moment même où il se préparait, il y a vingt-quatre heures, à effectuer la sortie de l’hyper-espace. C’est la raison pour laquelle cette sortie a été manquée. Ne vous étonnez donc pas si au cours des jours qui viennent l’illustre navigateur ne se montre pas parmi nous : le Dr. Hillock, qui lui prodigue ses soins, lui a prescrit le repos absolu dans sa cabine. Je me fais votre interprète à tous en lui adressant nos vœux de prompt rétablissement. Et j’adresse mes compliments à ses lieutenants, des hommes de premier ordre, eux aussi, qui ont su nous tirer d’une situation dont on a pu penser, pendant quelques heures, qu’elle était dangereuse.

Nous n’avons plus rien à craindre. Nous n’avons qu’à patienter.

Les applaudissements crépitèrent. La foule, qui avait retrouvé sa gaieté – et à qui, maintenant, douze jours de patience ne semblaient pas trop longs – se dirigea vers les bars, les salles de jeu, les salles de bal.

Personne ne remarqua qu’un vieil homme – qui n’était autre que le directeur des services de Santé sur la planète Aurora – était resté dans un coin et s’était mis à quitter ses vêtements qu’il jetait de droite et de gauche. Lorsqu’il fut complètement nu, il monta sur la scène déserte, esquissa un pas de danse, et s’écria :

— Je suis Adam, le premier homme ! Je suis le roi des singes, le roi des singes, le roi des singes…

 

*

* *

 

Dans la salle de navigation, qui était située tout à l’avant du vaste astronef, et qui avait un peu la forme d’un trapèze dont le côté le plus court était occupé par le tableau de bord, Ludo Tamir et Peter Silène étaient assis près d’une petite table, et buvaient des jus de fruits.

Ils avaient l’air très détendus.

— Ouf, dit Silène, ça fait tout de même plaisir de pouvoir se reposer un peu. Je suis littéralement crevé. Mais bien content. Je serais même tout à fait content si l’amiral allait mieux…

— Il ne va malheureusement pas mieux, dit Tamir. J’ai pu voir un instant le Dr. Hillock, il y a un quart d’heure. Il bourre Whit Hornet de piqûres pour le faire dormir. Il pense que cela vaut mieux que de l’entendre délirer. Il n’a pas constaté la moindre amélioration. Il espère que quand nous aurons regagné la Terre, on pourra le soigner plus énergiquement.

— Quelle triste histoire ! dit Silène. Nous avons été trop occupés jusqu’à maintenant pour y penser beaucoup. Mais maintenant que nous avons un peu de répit, je me sens tout effaré par ce qui est arrivé. Hornet fou ! C’est impensable…

— Oui, impensable… Et je crois qu’il vaut mieux ne pas trop y penser…

Ils se turent un moment, savourant à petites gorgées leur jus de milaine, un fruit savoureux qui poussait sur Aurora.

Silène s’étira comme un gros chat, bâilla.

— Quand nous serons enfin sortis de ce fichu hyper-espace, dit-il, je dormirai à poings fermés pendant douze heures de suite. Ce sera une bénédiction…

Tamir jeta un coup d’œil sur l’horloge.

— Plus qu’une heure à attendre, dit-il, et ce sera fait.

Silène se frottait les yeux. Il n’avait même pas eu le temps de se raser depuis vingt-quatre heures, et ses joues rondes commençaient à être envahies par de courts poils roux. Il regardait d’un œil vague les deux gros hublots qui se trouvaient au-dessus de leur tête et derrière lesquels s’étalait une nuit épaisse.

— Je serai rudement content de revoir les étoiles, dit-il. Voilà plus de trente-six heures que nous naviguons dans le cirage. Ce doit être un record. Et c’est une sacrée veine que nous ayons pu préparer à temps notre sortie dans ce petit coin de l’univers. Sans ça…

Sa phrase se termina dans un formidable bâillement. Il mit sa main devant sa bouche, ferma les paupières et s’assoupit en un clin d’œil. La fatigue venait de le terrasser.

Tamir n’eut pas la cruauté de le réveiller. Il le regarda d’un œil amical. Silène était réellement un garçon très bien. Depuis vingt-quatre heures, il s’était dépensé sans compter.

Le nouveau commandant du Bellérophon se sentait lui aussi gagné par le sommeil. Mais il avait plus de ressort que ses deux compagnons. Green avait dû abandonner quelques heures plus tôt, après avoir lui aussi travaillé comme un forcené. Mais il était à bout, et Tamir l’avait contraint à aller prendre quelque repos sur la couchette qui se trouvait dans la cabine des computeurs.

Pour ne pas sombrer lui-même dans une somnolence qui aurait pu être catastrophique, il se leva et se mit à marcher de long en large dans la salle de navigation. S’il avait été ambitieux, il se serait dit que la défection de Whit Hornet ne pouvait que servir sa carrière. Mais il ne nourrissait pas de si basses pensées. Il aimait son chef. Il l’admirait. Il faisait des vœux fervents pour qu’il se rétablît.

Il alla vérifier quelques appareils. Puis il décrocha son téléphone, et donna des ordres aux chefs de l’équipage en vue des manœuvres qui allaient bientôt survenir. Après quoi il reprit sa marche en long et en large à travers la cabine, jetant de temps à autre un coup d’œil sur l’horloge.

Au bout de dix minutes, il s’approcha de Silène et lui dit :

— Debout, Peter, il est temps de se remettre au travail.

L’autre était si profondément endormi qu’il dut le secouer. Silène ouvrit un œil, puis l’autre, puis il sourit et dit :

— Quel dommage, Ludo ! Je rêvais que j’étais en compagnie de Mira Tobal… Tu sais, cette cantatrice brune que nous avons entendue sur Flora… Je la tenais par la taille et nous nous promenions dans les jardins embaumés de cette merveilleuse planète.

Tamir sourit.

— Tu reprendras ton rêve plus tard, dit-il. Pour le moment, il faut nous préparer à sortir de l’hyper-espace. Va réveiller Ralph Green.

Silène se leva, bâilla encore, s’étira, puis se dirigea vers la cabine des computeurs. Il ouvrit la porte, resta un instant immobile, puis se retourna. Il avait le visage effaré. Il s’écria :

— Viens vite voir, commandant…

Tamir se précipita, et ils restèrent un instant tous les deux immobiles sur le seuil de la cabine.

Green n’était pas, comme ils l’avaient pensé, couché sur le petit lit de camp. Il était debout sur le meuble métallique où l’on rangeait les cartes célestes. Il se tenait très droit, immobile, rigide, dans la position du garde-à-vous. Sa tête touchait presque le plafond. Ses regards étaient fixes, comme sans vie. Et il disait d’une voix lente, monocorde :

— … vingt-cinq… vingt-quatre… vingt-trois… vingt-cinq… vingt-quatre… vingt-trois… vingt-cinq… vingt-quatre… vingt-trois…

Tamir murmura d’une voix tremblante :

— Lui aussi…

— Lui aussi, répéta Silène, comme un écho affaibli.

Ils restèrent un moment pétrifiés.

— … vingt-cinq… vingt-quatre… vingt-trois…

Green ressemblait à un robot qui débite des chiffres sans en connaître le sens.

Silène alla le secouer.

— Hé ! Ralph… Reviens à toi…

Ralph Green sauta sur le plancher, se dégagea comme avec fureur de l’emprise de Silène et s’écria :

— Laissez-moi, laissez-moi… Nous allons rater notre sortie de l’hyper-espace… Vingt-cinq… vingt-quatre… vingt-trois… vingt-trois…

Il avait repris son immobilité.

Les deux autres s’interrogèrent du regard.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Silène à voix basse.

— Il va terriblement nous manquer… Mais il va falloir tâcher d’opérer sans lui… Tu resteras dans cette cabine… On laissera la porte ouverte, pour pouvoir communiquer directement…

— Il risque de nous gêner… Et il est capable d’on ne sait quoi au moment critique…

— On n’a pas le temps d’aviser… La seule solution est de l’assommer et de le ligoter…

Le réflexe de Silène fut d’une promptitude étonnante. Son poing s’abattit sur la mâchoire de Green, qui chavira. Ils le ligotèrent avec un vieux câble qui traînait sous une table. Ils le bâillonnèrent pour l’empêcher de crier. Ils le jetèrent sur la couchette.

— Et maintenant la salle de navigation.

Il était déjà penché sur les voyants du tableau de bord lorsque Silène reparut. Il était encore plus effaré qu’un moment plus tôt.

— Commandant, viens voir…

Pour la seconde fois, Tamir se précipita.

— Regarde, dit Silène. Il a débranché tous les computeurs. Il a démoli l’appareil qui donne le temps zéro…

Une pâleur mortelle envahit les traits du commandant Tamir. Il dit d’une voix morne, d’une voix éteinte :

— Nous ne pourrons pas quitter à temps l’hyper-espace !

 

*

* *

 

Ce fut Richard Helon qui découvrit le vieil homme nu. Celui-ci, après avoir dansé un moment sur la scène vide en poussant des cris de macaque, était allé s’asseoir dans un fauteuil de la salle et s’y était endormi. Un steward avait, sans le voir, éteint les lumières.

Richard, passant dans le couloir voisin plus d’une heure après, entendit une voix dans l’ombre et fut intrigué. C’était le directeur des services de Santé d’Aurora qui rêvait tout haut !

L’équilibreur comprit aussitôt ce qui était arrivé à ce malheureux. « Encore un ! » pensa-t-il avec angoisse.

Le vieil homme, qui n’avait pour tous vêtements qu’un petit médaillon pendu à son cou, une bague et sa montre-bracelet, fut à peine éveillé qu’il se remit à tenir des propos extravagants.

Richard alla chercher deux stewards, leur recommanda la discrétion. Ils roulèrent le malade dans une couverture et l’emportèrent à l’infirmerie.

— Dites qu’on l’isole immédiatement, recommanda Richard. Et prévenez le Dr. Hillock.

Le jeune homme, au lieu de se rendre chez Jenny, comme c’était d’abord son intention, retourna à l’appartement qu’occupait le président Lloyd Hicho.

Celui-ci était seul dans son salon. Il le mit au courant de ce qu’il venait de découvrir. Hicho accueillit la nouvelle avec calme.

— Comment s’en étonner ? dit-il. Le mal qui a frappé Aurora continue à nous poursuivre sur le Bellérophon, et je crains qu’il n’y ait encore d’autres cas à bord de l’astronef avant que ce voyage si long ne soit terminé. Un de mes propres attachés présente depuis quelques heures des symptômes qui, bien que très fugaces, commencent à m’inquiéter. N’avez-vous encore recueilli aucun indice ?

— Rien, hélas, Président.

— J’ai hâte que nous soyons sur la Terre pour m’entretenir de tout cela avec Mali Prone…

Ils en étaient là de leur conversation lorsqu’on frappa vigoureusement à la porte.

— Entrez, cria Lloyd Hicho.

Ludo Tamir entra. Il était blême, défait. Il semblait à bout de souffle.

Le Président et Richard Helon comprirent aussitôt que quelque chose de grave venait encore de se produire.

— Qu’y a-t-il ? demanda Hicho d’une voix blanche.

Tamir dit d’une voix hachée :

— Mon second… Ralph Green… Devenu fou lui aussi… À saboté les computeurs… Nous ne pouvons pas sortir de l’hyper-espace… Nous n’en sortirons… désormais… qu’en un point de la galaxie… où nous n’aurons plus aucun repère…

Le Président Hicho passa sa main sur son front comme un homme saisi de vertige.

 

*

* *

 

C’était la panique à bord du Bellérophon.

L’heure à laquelle le vaisseau devait rentrer dans l’espace normal, et qui avait été communiquée à tout le monde avec précision, était dépassée depuis vingt minutes.

Cette fois, tout le monde avait compris. Tout monde savait nue c’était la dernière chance d’un retour sans danger qui venait de disparaître.

Les femmes gémissaient, se tordaient les mains, en proie à la peur la plus affreuse. Il fallut en emmener une dizaine à l’infirmerie. Beaucoup d’hommes ne faisaient pas meilleure contenance. Dans cette civilisation où la vie était devenue pour tous facile et agréable, les vertus de courage s’étaient quelque peu émoussées. Seuls les membres de l’équipage et les savants qui avaient pris part à l’expédition gardaient tout leur calme.

Une heure s’écoula – lamentablement. Puis, une fois de plus, les passagers furent convoqués dans la salle de spectacle. Le président Hicho avait recouvré son sang-froid. Il leur parla longuement, sur un ton ferme. Il ne leur cacha rien, pas même les cas de folie qui s’étaient produits à bord et avaient provoqué deux drames successifs.

On l’écoutait dans un morne silence. Il y eut un frémissement dans l’assistance lorsqu’il dit :

— Cette fois, nous sommes perdus dans l’hyper-espace. Les navigateurs ne trouveront plus de repère lorsque nous en sortirons.

— C’est donc une mort certaine pour nous tous ? demanda un des passagers.

— Nullement, dit Hicho. Nous devons nous préparer à mourir, avec courage, car les périls maintenant sont grands. Mais nous devons aussi nous préparer à vivre, et à vivre autrement que nous avons vécu. Car il est à craindre que nous ne reverrons jamais la Terre, ni Aurora, ni aucune des vingt-deux planètes de la Confédération, qui n’occupent qu’une place infime dans la galaxie. Tous les astronautes sont d’accord pour penser que les vaisseaux égarés n’ont pas forcément succombé en quittant l’hyper-espace. Ils évaluent à vingt pour cent seulement les risques de catastrophes. C’est beaucoup. Mais la marge de survie est grande. Que sont devenus les occupants des astronefs perdus dans les profondeurs du ciel ? Il est infiniment probable que, faute de pouvoir regagner la Confédération, ils ont cherché une planète habitable dans le secteur où ils étaient. L’ayant trouvée, ils s’y sont installés et y ont fait souche. Nous ferons comme eux. À bord du Bellérophon, il y a un millier d’hommes et de femmes qui n’aspirent qu’à vivre… Ce sera dur, mais je n’ai pas d’autre destin à vous proposer. C’est un destin que des représentants de la race humaine ont le devoir d’affronter. Dans une heure, nous sortirons de l’hyper-espace à l’aveuglette. Si tout se passe bien, une nouvelle existence commencera pour nous… Celle que connurent les premiers pionniers de l’espace…

 

*

* *

 

Richard frappa à la porte de Jenny.

Elle était toujours prostrée dans son fauteuil, avec son petit brusbal sur les genoux. Depuis vingt-quatre heures, elle s’était refusée à quitter sa cabine. Elle ignorait encore tout des événements qui venaient de se produire. Elle eut un pâle sourire en voyant le jeune homme.

Mais elle devina à sa mine qu’il n’apportait pas de bonnes nouvelles.

— Toujours aussi triste ? lui dit-il. Je suis sûr que vous n’avez même pas mangé. Ni dormi…

— J’ai dormi un peu dans ce fauteuil, d’un sommeil agité. Et je vois bien, à votre regard, que mon père ne va pas mieux.

Il s’assit auprès d’elle.

— Non, il ne va pas mieux, Jenny. Et le Bellérophon non plus.

Il lui fit part, d’une voix morne, de ce qui venait de se passer à bord de l’astronef. Elle accueillit la nouvelle avec une sorte d’indifférence.

— Rien ne peut plus me toucher beaucoup, dit-elle. La seule chose que j’espérais encore, et qui m’aurait réconfortée, n’est pas venue…

Ils restèrent un moment silencieux, n’osant pas se regarder. Jenny, au teint si rose à l’ordinaire, était pâle maintenant, et comme amaigrie. Richard, qui n’avait pas beaucoup dormi lui non plus, avait les traits tirés.

— Nous ressemblons déjà à des fantômes, dit-elle. Nous sommes tous maintenant les passagers d’un vaisseau fantôme… Nous finirons tous par devenir fous…

Il lui prit la main.

— Jenny, ne soyez pas si amère… Jenny, je veux vous faire une confidence… Je n’ai que trop tardé… Mais je n’en avais pas le courage, au milieu de ces circonstances dramatiques… J’avais décidé d’attendre, avant de vous parler, que tout fût clair à nouveau, que l’horrible problème qui nous occupe fût résolu, que votre père fût guéri… Mais maintenant, je ne peux plus attendre… Avant une heure, nous aurons peut-être fait un saut dans la mort. Je ne veux pas que nous mourions sans que vous sachiez que je vous aime, Jenny, que je vous aime de toutes mes forces, et que je n’ai qu’un désir : vous protéger, vous sauver, vous rendre heureuse. C’est ce que souhaite votre père…

Elle le regarda. Elle poussa un profond soupir, comme si elle venait d’être soulagée d’un poids terrible.

— Ah ! Richard… bégaya-t-elle. Richard…

Elle ne put pas en dire plus. Elle se leva, puis se laissa tomber dans ses bras. Elle se mit à sangloter, de chagrin, de bonheur.